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L'association SANTÉ ET MÉDECINE DU TRAVAIL a pour objet de développer une réflexion et de permettre un échange sur les pratiques professionnelles et leurs conséquences scientifiques, sociales et éthiques pour agir sur l'évolution de la médecine du travail. Elle est ouverte aux médecins du travail et aux spécialistes scientifiques et sociaux se préoccupant de la médecine du travail.
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Addictions et comportements individuels : les fausses pistes

Par Alain CARRE

Aout 2013

La santé au travail « matière noire » de l’univers de la santé publique

60% de la masse de l’univers est constitué d’une matière invisible, dont la nature est inconnue : « la matière noire ». Il en est de même pour l’effet du travail sur la santé des travailleurs : la santé au travail constitue la matière noire de l’univers de la santé publique. Sauf que son invisibilité ne doit rien au hasard, car elle est soigneusement entretenue par ceux dont l’intérêt est de dissimuler qu’elle est la composante essentielle de la santé publique. L’une des stratégies historiques des employeurs est le déni des effets négatifs de l’exploitation de la force travail sur la santé : « ce qui ne se voit pas n’existe pas ».

Précisément, voyons donc :

A l’instant où vous lisez ce texte, en France, un ouvrier de 35 ans a 7 années d’espérance de vie de moins qu’un cadre supérieur. Il a 10 années de vie sans incapacité en moins, par rapport à un cadre supérieur. Chaque année 300 000 nouveaux cancers surviennent en France. 30 000 sont liés à une ou plusieurs expositions professionnelles. Seuls 1000 sont déclarés comme maladies professionnelles. 31% des ouvriers qualifiés sont exposés à des substances cancérogènes contre 3,5% de cadres. Statistiquement un ouvrier a 3 fois plus de risques de mourir d’un cancer qu’un cadre supérieur, 3 fois plus de risque également de mourir de mort violente (y compris de suicide). Si la part du travail dans la survenue des maladies cardiovasculaires est respectivement de 4% chez les ouvriers et de 5% chez les cadres supérieurs, un ouvrier a statistiquement près de 3 fois plus de risque de mourir d’une maladie cardiovasculaire. Ces inégalités se perpétuent de génération en génération : 29 % des individus dont le père est dirigeant ou de profession intellectuelle déclarent avoir un mauvais état de sante, alors que cette proportion atteint 44 % chez les descendants d’ouvriers et employés non qualifies.

Dénier ces faits consiste en premier lieu à écarter les causes institutionnelles et attribuer ces différences à des comportements sociaux à risque.

C’est ainsi que les membres actuels du comité d’éthique ont produit, en 2011, un avis surprenant sur « l’usage de l’alcool, des drogues et les toxicomanies en milieu de travail ». Cet avis montre l’envahissement d’une institution, sans doute honorable par les thèses libérales : au lieu de raisonner, à l’endroit, sur ce qui dans le travail pourrait induire des « conduites addictives » chez les travailleurs, elle pose la question, à l’envers, de l’effet d’un éventuel « comportement addictif » dans le résultat du travail. A l’exception d’une seule organisation représentative des travailleurs, toutes les institutions concourant au conseil ministériel d’orientation des conditions de travail ont approuvées cet avis !

Or Il y a plus de 25 ans, Damien Cru, préventeur de l’OPPBTP et ergonome de renom, démontrait que, dans le bâtiment, l’alcoolisation très fréquente avait pour finalité de cimenter le collectif et de protéger les individus contre la peur au travail générée par des situations et des conditions de travail très dangereuses. Seules de meilleures conditions de travail ont fait reculer cette consommation.

Une part non négligeable des addictions des travailleurs (y compris celles aux psychotropes) sont en lien avec des conditions de travail « inhumaines », avec l’humiliation et le doute sur soi même qu’elles engendrent, avec la souffrance éthique qu’elles génèrent. Quand on entrave la construction de la santé des travailleurs en empêchant le travail de qualité, en brisant les collectifs de travail, en leur faisant perdre le sens de leur travail, alors l’addiction n’est pas seulement une maladie mais le symptôme d’une autre maladie plus profonde : celle de l’aliénation sociale qui préside au destin des entreprises françaises. Une des stratégies des employeurs, dans un but de responsabilisation de chaque travailleur et d’évitement de leur responsabilité, consiste à promouvoir l’opinion que tout dysfonctionnement social est explicable par des comportements individuels inadaptés. Leurs alliés politiques exploitent ce filon pour formater l’opinion publique.

 

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