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L'association SANTÉ ET MÉDECINE DU TRAVAIL a pour objet de développer une réflexion et de permettre un échange sur les pratiques professionnelles et leurs conséquences scientifiques, sociales et éthiques pour agir sur l'évolution de la médecine du travail. Elle est ouverte aux médecins du travail et aux spécialistes scientifiques et sociaux se préoccupant de la médecine du travail.
La SMT fait partie des membres fondateurs de E-PAIRS.

 

 

« Vu de ma fenêtre… », la chronique de Sentinelle

(medecindutravail.canalblog.com)

Vu de ma fenêtre…une situation inédite !

 

Une situation inédite avec l’addition d’une crise de la médecine du travail, une crise des services de santé au travail, une crise du travail des médecins du travail, une crise du travail, et dans un contexte de crise économique gravissime.

 

Crise de la médecine du travail. Depuis un certain nombre d’années, on parle de « crise de la médecine du travail », au point où ça en devient presque une banalité. Mais il y a bien une crise de la médecine du travail. Les contraintes règlementaires actuelles ne permettent pas de faire tout ce qu’on devrait faire, nous mettant dès lors dans un certaine mesure « hors la loi » d’emblée. En effet, la pénurie médicale avance avec le départ en retraite de la moitié des médecins de mon service en 5 ans et celui à venir d’encore la moitié des médecins restants dans les 3 ans : il restera alors environ 20 médecins (maximum) pour 130 000 salariés. Le désaccord entre les représentants des patrons et ceux des salariés sur ce qu’ils voudraient faire des médecins du travail devient d’une ampleur telle que ça a des répercussions au quotidien dans notre travail. Et le désintérêt – probable - de l’Etat sur ce que devient la médecine du travail en France aussi.

Crise des services de santé au travail. Cette crise des services de santé au travail s’aggrave depuis la publication de la réforme de 2011 pourtant sensée nous aider à accomplir nos missions.

 Sur le plan organisationnel, une réforme d’une telle ampleur modifie toutes les organisations, et génère de nouveaux problèmes qui s’ajoutent à l’impossibilité de remplir nos missions en l’état actuel des services en attente de réorganisation. Les imprécisions du texte ont créé de la confusion et la circulaire a renforcé notre perplexité. Comment va-t-on articuler notre travail avec ceux de l’équipe pluridisciplinaire ? Qui fait quoi et comment ? Comment va-t-on former les infirmier(e)s du travail ? Dans quels locaux vont s’installer les équipes pluridisciplinaires ? Comment vont fonctionner les services avec les « CPOM » qui doivent déterminer les priorités dans les services sans atteindre à l’indépendance des médecins qui devraient garder la main sur leurs priorités professionnelles ? C’est quoi cette histoire des « médecins collaborateurs » ? Toutes ces incertitudes ont un impact cognitif envahissant parce qu’elles engagent beaucoup de réflexion, de réunions et de… patience. Mais  pendant ce temps-là, les mois passent  et le travail sur le « terrain » continue de devenir complexe sans avoir le moindre moyen supplémentaire pour le faire (de mon côté, peut-être une demi-infirmière en 2015, compte tenu des locaux).

Crise du travail des médecins du travail.

Tout cela met les médecins du travail dans une situation de crise où ils doivent tout le temps tout ré-inventer, au risque d’une surcharge cognitive. Après avoir dû faire face à une renumérotation de tout le code du travail (pour le simplifier !) et après les efforts faits pour comprendre les effets de cette nouvelle rédaction (sensée simplifier les choses), les médecins du travail doivent faire face à une ré-organisation de tout leur travail pour un grand nombre de règles professionnelles (visites de pré-reprise et inaptitude, alertes médicales de l’article L4624-3). Ils doivent aussi inventer un fonctionnement dans des équipes pluridisciplinaires, et accompagner, former les infirmières qui arrivent petit à petit, timidement (une demi-infirmière par médecin chez nous) et qui arrivent parfois sans expérience voire sans formation spécifique à ce métier d’infirmière du travail. Et à cela s’ajoute la méconnaissance du monde du travail sur cette réforme pour laquelle il nous faut donc communiquer, informer salariés et employeurs des changements de règles pour notre métier. Et cela fait grogner tout le monde, puisque pour les uns, il n’y a pas assez de surveillance médicale, pour les autres, le médecin ne fait pas ce sur quoi il est attendu : la prévention sur le terrain. Non seulement,  chaque médecin doit ré-inventer avec d’autres son métier, et l’organisation future au sein de son service, dans l’incertitude de ce qui va se passer dans l’avenir, mais il passe son temps à supporter les critiques sur l’organisation actuelle de la médecine du travail. Et c’est fatigant de s’entendre dire les dysfonctionnements alors qu’on fait tout pour ne pas trop y penser. Mais comment faire pour parvenir à s’extraire de cette préoccupation qui s’impose au quotidien pour nous rendre psychiquement disponibles pour l’exercice de notre métier ?

 Notre travail devient « un travail tout le temps dans l’urgence », les salariés qui vont mal viennent nous en parler, les salariés malades vus en visite de reprise ou de pré-reprise ont des difficultés importantes à reprendre parce que le maintien dans l’emploi devient de plus en plus compliqué : le point de vue d’un certain nombre d’employeurs étant : « pourquoi adapter le poste alors qu’il suffirait de changer de salarié ? ». Et comme il y a moins d’aides pour le maintien dans l’emploi, les salariés doivent quitter les entreprises, au mieux en inaptitude, au pire par démission quand le rôle du médecin du travail n’a pas eu sa place. Depuis 8 ans, je n’ai jamais rédigé autant d’inaptitudes que cette année à cause des impossibilités d’employeurs à mettre en place une démarche de maintien dans l’emploi. J’en suis choquée parce qu’il aurait sans doute été possible d’aménager le poste, mais « il n’a qu’à démissionner », aux dires de leur employeur. D’ailleurs, certains salariés préfèrent finalement l’inaptitude après avoir compris que même après tant d’ancienneté leur employeur ne fera rien pour eux. Pas même parfois une rupture conventionnelle.

Dans mon emploi du temps, s’ajoutent des visites qui n’ont plus de sens, notamment de voir certains salariés avant l’embauche puisqu’alors le risque d’écrire quoique ce soit de restrictif quant à l’aptitude pourrait empêcher un salarié de signer un contrat. Même en considérant que ces pratiques sont discriminantes, personne ne rendra justice avant longtemps à cause du faible accès au droit, et des délais de contentieux. Il  y a peu de contrôle dans les entreprises, les salariés se rendent rarement à l’inspection du travail et presque jamais à la bourse du travail. Et puis, je vois aussi des embauches dans des entreprises à fort turn-over, parfois ces visites ont lieu pour quelques semaines… Mon travail est à recommencer comme un retour à la case départ, et cela me donne l’impression de perdre mon temps pourtant compté ! Quel sens donner à cette mascarade de médecine du travail ?

Par ailleurs, paradoxalement, certaines visites d’embauche n’ont pas lieu, et on le découvre évidemment quand le salarié a un problème. Je deviens d’ailleurs assez intraitable sur tout, je me radicalise sur mes positions pour être sûre qu’elles soient entendues, et je vois bien que cette façon de faire ne me ressemble pas mais la situation est d’une gravité importante et on dirait que personne ne s’en rend compte !

De nombreux médecins conseils font du zèle et stoppent de plus en plus tôt,  pour les « économies de la sécu », des arrêts de travail justifiés, en recevant les personnes rapidement ; au mieux, ils nous les adressent, et c’est parfois l’occasion d’un travail intéressant avant la reprise. Mais ce travail de maintien est complexe et cela nous embourbe finalement dans un tas de cas individuels cumulés les uns à côté des autres, sans qu’il y ait de vision collective ou d’appréhension globale d’une entreprise, nous empêchant alors de faire le travail de prévention pour lequel on est missionnés.

Crise du monde du travail. Le monde du travail devient violent, c’est « marche ou crève » compte tenu de la pression sur l’emploi, sujet qui écarte alors les discussions sur les conditions de travail, évidemment : chacun a peur pour son emploi, il y a des menaces de licenciement dès qu’il y a conflit dans l’entreprise, il y a des menaces et les salariés acceptent de ne pas déclarer leur maladie professionnelle, et ils  acceptent que les restrictions d’aptitude formulées ne soient pas appliquées.  La violence montante du monde du travail se déverse dans mon bureau et je finis par ne voir que cela puisque je n’ai plus de temps  - ou presque - pour les  visites périodiques afin d’analyser les situations avant qu’elles ne se dégradent.

Notre emploi du temps est embouteillé, confus, éparpillé, plein de réunions, de réorganisations, instable, et tout cela empêche de mener des projets de prévention. Au risque bien évidemment de s’entendre dire bientôt, que « la médecine du travail n’a rien fait ». La demande auprès des médecins du travail est énorme, mais personne n’est en mesure d’y faire face. Je me censure pour ne pas encombrer les collègues qui pourraient penser que je suis simplement « désespérée ». Et chacun évite de parler de ça, chacun essaie de faire face à sa façon, croulant sous le travail, les réunions…et dans la souffrance de manière finalement assez isolée. Je voudrais que mon métier me permette de contribuer à la préservation de la santé en milieu de  travail.  Dire aujourd’hui comment notre travail est empêché, est une alerte pour demain.

 Sentinelle Mai 2013

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